Leçon d’anatomie n°1 – Musique et cinéma : le langage de Bach dans le montage de Wells

Les miroirs de la dame de Shanghai dans la fugue BWV855

Pour les mélomanes amateurs :

La fin de la Dame de Shanghai d’Orson Wells se déroule dans un labyrinthe de miroirs. Un duel au révolver oppose Rita Hayworth à Michael O’Hara. Chaque plan peut être divisé en deux parties, une première ou l’on voit l’un des duélistes, la seconde ou l’on voit un éclat se superposer à son image, ce dont nous déduisons que ce que nous voyions dans un premier temps n’était que le reflet du personnage et non la personne réelle. Ce n’est qu’au moment ou le miroir éclate que l’on sait si ce que l’on voyait est la personne réelle ou son reflet, en l’occurrence si elle va mourir ou non face au tireur .

Dame-de-Shanghai1 Dame-de-Shanghai2

A gauche, impossible de savoir si l’image est un reflet, il faut attendre l’impact (à droite) pour lever le doute

Bach utilise parfois une technique similaire consistant à faire entendre une suite de notes à deux endroits différents d’une œuvre de telle manière que, bien qu’il s’agisse de la même mélodie, cette séquence sera entendue tantôt comme l’original, tantôt comme une copie (son reflet).

Exemple : dans le plan de la fugue d’école, le sujet, qui est une courte mélodie dont la fugue est en quelque sorte déduite, est toujours suivi de lui-même transposé à une autre hauteur. Cette transposition s’accompagne souvent d’une altération appelée mutation de tête, rendant reconnaissable l’original de la copie, appelée « réponse ». Or dans la fugue BWV855, Bach opère des choix qui vont reproduire le même dispositif que dans la scène du film : une même séquence de notes va passer du statut d’original à celui de copie, c’est-à-dire de sujet à réponse. En effet, en réduisant la fugue à deux voix et en évitant les mutations, la même séquence de notes (coloriée en rouge ci-dessous lorsqu’il s’agit du sujet, et en vert lorsqu’il s’agit de la réponse) est entendue sous deux statuts différents, celui de sujet ou de réponse, autrement dit celui de la personne réelle ou de son reflet. Les flèches bleues indiquent des successions de notes absolument identiques, qui passent du statut de sujet (rouge) à celui de réponse (vert). Un reflet se produit lorsque la même suite de notes passe du statut de sujet à celui de réponse :

Sans titre2

 

Pour les lecteurs musiciens avertis, voici la structure et le plan tonal de la fugue BWV855 :

Elle contient 16 modulations et 16 éléments (un élément est soit un couple sujet/contresujet, soit réponse/contresujet, soit cellule de divertissement)

Dans la figure ci-dessus, tous les couples sujet / réponse sont sur un plan horizontal, de manière à montrer les symétries tonales repérées par les flèches.

Par ailleurs, Bach emploie des « tunnels » (en gris dans la figure ci-dessous) dans l’espace des tonalités qui ferment les marches d’harmonies de trois des divertissements. Grâce à ces sortes de « trous noirs » on peut instantanément passer d’un endroit à l’autre de l’espace des tonalités, et atteindre le relatif (à la fin de la seconde marche par quintes descendantes), ou monter d’un degré à la fin de la troisième (par secondes descendantes), ou emprunter le même tunnel que dans le second divertissement, mais pour aller de Sol à mi (dernier divertissement par quintes descendantes).  Ces tunnels peuvent être des articulations de la forme, permettant de la plier dans un sens différent de celui adopté par la marche d’harmonie.

Ecouter et voir la fugue en suivant directement sur le manuscrit de Bach :