Leçon d’anatomie n°2 : Musique et Texte, Messiaen et Perec

La Rousserolle Effarvatte d’Olivier Messiaen

Composée à la fin des années 50, cette œuvre pour piano tire sa matière d’un élément naturel et d’un élément mécanique. La première partie que nous analysons peut être décrite comme l’irruption du mécanique dans le naturel (la main droite), et du naturel dans le mécanique (la main gauche).

Pour les mélomanes amateurs :

L’élément naturel, organique, dont dérive la main droite est le timbre du chant de l’oiseau, dont l’analyse révèle que Messiaen utilise les constituants de son spectre sonore pour composer les accords de la main droite. Comme la lumière, le timbre sonore peut faire l’objet d’une analyse, dont le résultat peut être exprimé en notes :

Ecouter une rousserolle effarvatte  Ecouter les accords de la main droite

L’élément mécanique qui vient s’opposer à cet élément organique qu’est le chant de l’oiseau, concerne la construction rythmique.

La structure d’accentuation

Le rythme des accords basés sur les harmoniques du chant de l’oiseau est une pulsation régulière de double-croches. Au début, deux accords sont accentués (ci-dessous, marqués en rouge et bleu), puis l’accord bleu (le second) se reproduit 12 fois. Cette « série » est rejouée une seconde fois, mais on remarque que le second accent bleu s’est décalé d’une pulsation vers la droite. A la troisième occurrence, il se décale de 2 pulsations, à la 4ème de 3 etc… jusqu’à venir « buter » contre l’accent rouge de l’occurrence suivante, ce qui termine cette partie de la pièce, de sorte que l’on peut dire que lorsque la pièce démarre, la perception de l’auditeur est « informée » du moment ou la musique doit s’arrêter par une nécessité « mécanique ».

L’élément mécanique de la main gauche est un algorithme basé sur deux séries. La première est une série de 9 accords, la seconde de 7 durées. Messiaen parcourt ces deux listes de manière à donner au premier accord la première durée, au second la seconde, etc. jusqu’à ce qu’il arrive au terme de la liste des durées qui est la plus courte. Il donne alors à l’accord suivant la première durée dont il reparcourt la série en bouclant à nouveau de cette manière.

Ci-dessous, à gauche la partition, à droite la manière dont la main gauche (portée du bas) est composée :

p1-a

L’animation ci-dessus montre la méthode de composition : à gauche la partition, à droite son procédé de construction. Celui-ci s’inspire d’une forme d’écriture appelée « Talea » que l’on trouve au Moyen-Age, par exemple dans l’introduction de la messe Nostre-Dame de Guillaume de Machaut, au XIVè siècle.

L’irruption de « l’organique » dans le mécanique : L’agrandissement asymétrique

L’Originalité de Messiaen consiste à insérer dans cette mécanique un mécanisme « organique », comme un autre élément « vivant » similaire au spectre sonore de l’oiseau dont il s’est servi pour composer la main droite. Dans son traité de composition, Messiaen appelle ce type d’élément « agrandissement asymétrique » et l’applique généralement à une séquence mélodique. Ce procédé consiste à augmenter quelque chose à chacune de ses occurrences. Ici, la durée d’une valeur rythmique, la 6ème, s’augmente d’une double-croche à chaque fois que la série de durées à laquelle elle appartient est rejouée. Dans l’animation ci-dessous, on voit cette 6ème durée augmenter d’une double-croche à chaque « tour de boucle ».

(nécessite le plugin ShockWave téléchargeable ici : https://get.adobe.com/fr/shockwave/ )

http://feuillantines.com/reservoir/lecons-anatomie/HORLOGE.dcr

L’agrandissement asymétrique dans un texte : Georges Perec

Voici maintenant un texte de Georges Perec qui utilise un procédé similaire : il est extrait de « La Mise en évidence expérimentale d’une organisation tomatotopique chez la soprano (Cantatrix sopranica L.)1 Jim (Journal International de Médecine) n° 103, 1980. » de Georges Perec

Ce recueil est une série de parodies d’articles scientifiques dont Perec respecte tous les formalismes. Le premier étudie la corrélation entre la trajectoire d’une tomate lancée sur une cantatrice et la modification de son chant. Le second concerne la prolifération problématique d’un vers sur l’île d’Iputupi. Le nom de cette île est un palindrome, or les deux dernières pages de la Rousserolle Effarvatte forment également un palindrome avec les deux premières, mais nous verrons que ce n’est pas le seul rapport avec le texte de Perec : chaque fois que l’île est nommée dans le texte, Perec scinde son nom en dupliquant la lettre médiane et en insérant un palindrome reprenant ses 4 lettres dans un autre ordre. Le résultat est un palindrome qui grossit à mesure que le texte décrit la prolifération du vers : Iputupi devient Iputipupitupi, (insertion du sous-palindrome « ipupi »), et ainsi de suite comme le montre l’animation ci-dessous :

Pour les musiciens confirmés :

Ecouter le début de l’œuvre en regardant ces procédés de composition s’animer sur partition :